L’apport de l’usufruit temporaire de titres d’une société IR à une autre société à l’IS est une technique juridique qui peut présenter de très grands intérêts stratégiques.
Elle permet en particulier, pour les personnes physiques associées d’une société à l’IR, de neutraliser leur imposition sur le bénéfice social par l’effet des dispositions de l’article 238 Bis K du CGI.
Pour rappel, en application de ce texte, le résultat courant de la société fiscalement de personnes est taxé au niveau de la société soumise à l’impôt sur les sociétés au bilan de laquelle est inscrit l’usufruit des parts sociales.
L’utilité d’un tel montage n’est plus à démontrer.
- Pour les personnes physiques, associés nu-propriétés, les revenus sociaux ne sont pas imposés dans la catégorie des revenus fonciers.
- Pour la détermination du revenu taxable entre les mains de la société usufruitière, seront déduits non seulement les charges, mais aussi l’amortissement de l’immeuble
- la société civile demeurant à l’IR, en cas de cession immeuble, les règles des plus-values privées s’appliquent, avec diminution de la base taxable par un abattement pour durée de détention, sans reprise de l’amortissement
L’opération, pour être bien menée, suppose cependant de ne pas se tromper sur l’évaluation de la valeur de l’apport.
Or, l’auteur de l’opération peut être enclin à sous-évaluer la valeur de l’usufruit apporté.
Ceci pour limiter les effets de l’application de l’article 13, 5° du CGI, qui impose la valeur de l’usufruit temporaire constituée, par une société semi-transparente ou par des personnes physiques, à l’IR, dans la catégorie des revenus auquel se rattache le bénéfice susceptible d’être procuré par le bien,
L’opération est risquée, car une sous-évaluation peut caractériser une libéralité taxable pour la société IS.
Selon la célèbre jurisprudence Ceres du Conseil d’État, « Si les opérations d’apport en société sont en principe sans influence sur la détermination du bénéfice imposable de ces dernières, tel n’est toutefois pas le cas lorsque la valeur d’apport des immobilisations a été volontairement minorée par les parties afin de dissimuler une libéralité consentie par l’apporteur à l’entreprise bénéficiaire » (CE, plén., 9 mai 2018, n° 387071, arrêt CERES).
Il en résulte pour le Conseil d’État, la conséquence suivante : « L’administration fiscale est fondée à corriger la valeur d’origine des immobilisations apportées à l’entreprise pour y substituer leur valeur vénale, augmentant ainsi l’actif net de l’entreprise dans la mesure de l’apport effectué à titre gratuit ».
S’en suivra un rehaussement du résultat de la société acquéreuse imposable à hauteur de la libéralité qui lui aura été ainsi accordée, sans préjudice des éventuelles pénalités pour manquement délibéré ou manœuvres frauduleuses de 40 ou 80% qui pourraient lui être mises à charge.
Il faut donc appliquer une bonne méthode d’évaluation de la société.
Mais laquelle ?
Le principe est que la valeur vénale des titres d’une société non admise à la négociation sur un marché règlementé doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l’ensemble permet d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entrainé le jeu de l’offre et de la demande à la date où la cession est intervenue.
Pour obtenir ce chiffre, la méthode des comparaisons, normalement utilisée, est pratiquement impossible à mettre en œuvre. Peu d’opérations équivalentes sont pratiquées et si même il y en avait, celle-ci ne constitue pas une base d’évaluation utile.
En effet, les cessions effectuées à des dates proches, voire le même jour, ne sont pas nécessairement comparables, parce qu’elles peuvent être assorties de contreparties différentes, ou parce que les différences de prix constatées peuvent être le reflet, non d’une volonté de gratifier, mais du « pouvoir de négociation » propre du vendeur et de son niveau de connaissance du marché et des données particulières à l’entreprise (Conclusions R. Victor, sous CE, 8e et 3e ch., 21 oct. 2020, n° 434512, SAS Société Nouvelle Cap Management (SNCM)).
Il faut donc appliquer une méthode économique d’évaluation qui tient compte des particularités de la société dont les titres sont apportés.
Le Conseil d’État, dans l’important arrêt LUCCOTEL, (CE 9e et 10e ch., 30 sept. 2019 n° 419860) a donné les principes à suivre : « (…) l’évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles qui peut être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d’emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d’investissements futurs, lorsqu’elles sont justifiées par la société».
Dans cette affaire, une SARL HRL gérant un hôtel-restaurant a pour associé unique, la SARL C au capital détenu à 100 % par M. et Mme B. La société exerce son activité dans des locaux loués à la SCI LBA contrôlée à 100 % par A et B, qui les a acquis par emprunt.
Le 28 décembre 2009, la SCI LBA cède à la SARL HRL l’usufruit temporaire, pour une durée de vingt ans, de la totalité de ses 100 parts sociales au prix de 4,6 euros la part, soit un prix total de 460 euros.
A l’issue d’un contrôle sur pièces de la SARL HRL l’administration a estimé que ce prix était très inférieur à la valeur vénale réelle de l’usufruit des titres cédés et a évalué cette valeur à la somme de 949 000 euros par capitalisation puis actualisation des flux de revenus à attendre du bien sur la période considérée de l’opération
De cet arrêt, il en ressort plusieurs certitudes :
- 1) Pour l’évaluation de cette valeur, l’article 669 du CGI n’est pas applicable. Le barème fiscal sert à déterminer l’assiette taxable au droit d’enregistrement et non la valeur économique du droit.
- 2) Le flux à actualiser n’est pas le revenu locatif net du bien immobilier, mais les dividendes, lesquels dépendront du résultat de la société civile.
- 3) L’évaluation de l’usufruit de titres non cotés selon la méthode des flux de trésorerie actualisés doit donc se fonder, non sur les résultats imposables prévisionnels de la société, mais sur ses distributions prévisionnelles.
Le principe est donc exprimé clairement : la valeur de l’usufruit est déterminée par les dividendes prévisionnels.
Mais que recouvre concrètement cette notion de dividendes prévisionnels ?
Ce qui est certain, c’est que la méthode préconisée par le Conseil d’État exige d’identifier le montant qui sera effectivement perçu par l’usufruitier. Ce n’est pas le résultat fiscal de la SCI qui compte, mais le flux à destination de l’usufruitier.
Cela dépend en particulier :
- du taux de rendement
- des charges diminuant la trésorerie de l’entreprise
- des réserves constituées par la société
Sans doute, faut-il également tenir compte de la fiscalité supportée par l’usufruitier lui-même. Parce que ce sont les flux disponibles qu’il faut prendre en compte, il faut donc minorer ces flux de l’imposition théorique établie au nom de l’usufruitier, et ce, là encore, sur la durée de l’usufruit des parts sociales.
Mais faut-il prendre en compte les distributions possibles des réserves après la reconstitution de la trésorerie et donc même après la fin de l’usufruit ?
La question est particulièrement importante pour les montages combinant OBO immobilier et apport de l’usufruit temporaire des titres à une société IS.
Pour éviter que le montage conduise à une valorisation très faible de l’usufruit et donc questionne l’utilité du montage pour la société IS, une évaluation intégrant une politique d’inscription en compte courant du bénéfice, pour une distribution de dividendes après reconstitution de la trésorerie, pourrait être envisagée.
La motivation du Conseil d’État, dans l’affaire LUCCOTEL, visant les réserves, n’excluait pas une telle approche, sans la consacrer toutefois.
Une telle méthode, préconisée par certains auteurs (L. Benoudiz, L’évaluation d’un usufruit temporaire : quelle méthode ? quel taux : Dr. fisc. 2019, n°6, étude 140), avait été cependant critiquée par le rapporteur dans l’affaire LUCCOTEL, au motif que « cette solution, si elle est séduisante, repose sur l’hypothèse incertaine que la trésorerie de la société permette un jour le paiement des sommes inscrites en compte courant et serait en tout état de cause trop complexe à mettre en œuvre ».
L’un des intérêts de l’arrêt rendu par la Cour d’appel administrative de Nantes (CAA de NANTES, 1re chambre, 26/11/2020, 19NT03876, Inédit au recueil Lebon) rendue après renvoi de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du Conseil d’État du 30 septembre 2019 (CE 30 sept. 2019, N° 419855), est d’exclure clairement cette méthode d’évaluation.
La Cour d’appel administrative applique la méthode de valorisation par actualisation du bénéfice distribuable de la SCI pris dans la limite de la trésorerie effectivement disponible, mais refuse de tenir compte de la possibilité de distribuer par la suite les réserves.
La raison en est la suivante : La méthode dite ” Benoudiz “, qui prévoit une pratique de distribution tenant compte, au sein des mêmes flux futurs de trésorerie de l’usufruitier que ceux exposés au point 14, d’une possibilité de distribution d’un dividende supérieur aux disponibilités en banque de l’entreprise avec versement du numéraire plusieurs années après la fin de la durée de l’usufruit, ne saurait être retenue dès lors qu’elle peut entrainer, d’une part, un décalage d’ampleur entre la trésorerie et le bénéfice comptable dans le temps et, d’autre part, un report du versement du solde des distributions en fonction de la trésorerie à une date indéterminée.
Compte tenu de ces incertitudes au-delà de l’expiration de la durée de l’usufruit, cette autre méthode utilisée par l’administration doit être écartée.
Cette approche de la CAA de Nantes fragilise le montage OBO immobilier et article 138 bis K du CGI en rendant difficile la preuve de l’intérêt du montage pour la société, bénéficiaire de l’apport.
Par Michel Leroy – Décembre 2020
Mots clefs
Usufruit temporaire – évaluation – limite de la trésorerie disponible – méthode Bénoudiz
Thématique
Droit des biens – Fiscalité