A la suite d’un amendement d’un député de la majorité présidentielle, un article L. 64 A est inséré dans le livre des procédures fiscales : « Afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 A du code général des impôts, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.
En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige peut être soumis, à la demande du contribuable ou de l’administration, à l’avis du comité mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 64 du présent livre ».
Le législateur créé donc une nouvelle procédure d’abus de droit qui s’ajoute à l’existant et qui se distingue de la procédure classique formulée à l’article L 64 du même code sur plusieurs points :
- L’article L 64 A ne vise pas l’abus par simulation. C’est parfaitement normal dans la mesure où un tel ajout serait parfaitement inutile. Si l’opération est fictive, l’administration redressera sur le fondement de l’abus de droit classique.
- L’article L. 64 A reprend, pour le reste, la rédaction de l’article L. 64 mais remplace la formule « recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé ; » par la suivante : « recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé ».
- La procédure de l’article L 64 A du LPF ne pourra pas être engagée en cas d’application de la clause anti-abus instituée à l’article 205 A du CGI en matière d’impôt sur les sociétés par cette même loi de finances. Ce dispositif concerne les montages non authentiques servant à l’éluder l’impôt sur les sociétés.
- La sanction du mini-abus droit n’est pas la même puisque le b de l’article 1729 du CGI n’est pas applicable.
Pour rappel, selon ce texte, « Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ainsi que la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l’Etat entraînent l’application d’une majoration de :
- 40 % en cas de manquement délibéré ;
- 80 % en cas d’abus de droit au sens de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales ; elle est ramenée à 40 % lorsqu’il n’est pas établi que le contribuable a eu l’initiative principale du ou des actes constitutifs de l’abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire ;
- 80 % en cas de manœuvres frauduleuses ou de dissimulation d’une partie du prix stipulé dans un contrat ou en cas d’application de l’article 792 bis ».
Cependant, le risque d’une pénalité de 40 % est très élevé, car l’abus pourrait témoigner par lui-même de l’existence d’un manquement délibéré.
Cette réforme a suscité immédiatement une levée de boucliers de deux ordres :
- D’abord, la mesure peut apparaître comme inconstitutionnelle.
En effet, le Conseil constitutionnel avait, en 2013, censuré une disposition de la loi de finance pour 2014 qui prétendait également réformé l’abus de droit, mais en substituant au but exclusivement fiscal, le motif principalement fiscal (Cons. const., 29 déc. 2013, n° 2013-685).
En particulier, le conseil souligna à l’époque le caractère arbitraire de la procédure qui offrait à l’Administration une marge de manœuvre conséquent en supprimant une appréciation objective et en la remplaçant par une approche subjective. Le conseil en tira également comme conséquence que cette définition large et subjective de l’abus de droit portait atteinte, en raison de sa sanction, au principe de légalité des délits. Ce principe de légalité des délits est en effet applicable en matière de sanctions fiscales.
C’est naturellement la raison pour laquelle l’auteur de l’amendement à l’origine de la réforme avait veillé à ne pas appliquer à ce mini-abus de droit la même sanction que pour l’abus de droit normal.
Cependant, l’article de la loi ne fut pas porté à la censure du Conseil constitutionnel. Une Question Prioritaire de constitutionnalité est cependant envisageable. Nul ne peut cependant affirmer avec certitude que celle-ci aboutirait.
Ensuite, la mesure avait suscité l’émotion de certains qui pensait qu’en raison de sa généralité, la règle était de nature à viser les démembrements de propriété.
L’émotion n’est jamais bonne conseillère. Il ne pouvait pas faire de doute que la donation, envisagée isolément de la nue-propriété ne pouvait pas être visée. En effet, chacun est libre de donner le droit dont il entend se dépouiller. La réserve d’usufruit présente une utilité certaine pour le donateur et ceci pour sa vie durant.
La seule hypothèse d’abus de droit serait celle d’une donation dont les circonstances particulières attestent de l’abus : donateur très malade dont l’espérance de vie est brève, donateur qui n’occupe pas le bien donné et ne le loue pas mais par exemple le laisse à disposition sans limite de durée au nu-propriétaire.
Le fait que les actes de donation de la nue-propriété pris isolément ne sont pas concernées par le nouvel abus de droit est confirmée par le ministère des comptes publics, par un communiqué du 19 janvier 2019
En prenant l’initiative d’instituer l’article L 64 A du Livre des procédures fiscales dans le cadre de la dernière loi de finances, le législateur a souhaité donner à l’administration un nouvel outil de lutte contre la fraude permettant à cette dernière de remettre en cause une opération qui aurait pour objectif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales de l’intéressé.
Ce nouveau texte est applicable aux actes passés à compter du 1 er janvier 2020. Le législateur a prévu ce report de l’entrée en vigueur pour permettre à l’administration d’en préciser les modalités d’application, en concertation avec les professionnels du droit concernés, afin de garantir la sécurité juridique des contribuables.
En ce qui concerne la crainte exprimée d’une remise en cause des démembrements de propriété, la nouvelle définition de l’abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives.
En effet, la loi fiscale elle-même encourage les transmissions anticipées de patrimoine entre générations parce qu’elles permettent de bien préparer les successions, notamment d’entreprises, et qu’elles sont un moyen de faciliter la solidarité intergénérationnelle.
L’inquiétude exprimée n’a donc pas lieu d’être.
Il ne faut pas à notre sens en conclure que le nouvel abus de droit ne pourra jamais sanctionner des stratégies reposant sur un démembrement, qui aujourd’hui ne sont pas abusif, en raison de l’absence d’un but exclusivement fiscal.
Par exemple, la célèbre opération d’apport en nue-propriété avant donation des titres a pour raison d’être (je dirais principale…) la mise à l’écart de l’article 669 du CGI.
Aujourd’hui, cette opération n’est pas abusive (sauf fictivité)
En effet, la Cour de cassation a précisé les objectifs que peut satisfaire le démembrement de l’apport suivi de la donation en pleine propriété, sans exposer le disposant au risque de l’abus de droit pour recherche d’un but exclusivement fiscal.
Dans l’affaire BOTHEREL (Cass. Com. 3 oct. 2006, n° : 04-14272) «?l’opération critiquée permettait aux époux Botherel, tous les deux gérants de cette société et disposant d’une minorité de blocage, de transmettre à leurs enfants une partie des biens dont ils conservaient les revenus, d’autre part, que la transmission des parts permettait un partage équitable entre les descendants, les difficultés inhérentes à un partage en trois lots équivalents de biens de nature différente et d’entité distincte se trouvant évitées?» (Arrêt Botherel).
Dans l’affaire CERE (Cass. Com, 26 mars 2008, n° 06-21944), la constitution des SCI par M. Cere lui avait permis, selon la Cour de cassation
- D’organiser les statuts de la manière qu’il estimait la plus appropriée, conservant le contrôle des SCI et celui des immeubles ainsi que la possibilité de les céder,
- D’assurer après son décès la cohésion du patrimoine familial en mutualisant entre ses enfants les aléas locatifs et les écarts de rentabilité susceptibles d’apparaître entre les différents immeubles,
- De mettre en place une procédure d’agrément de nouveaux associés tout en évitant que le créancier d’un indivisaire puisse déclencher le partage judiciaire des biens familiaux et cela dans un cadre juridique présentant une stabilité beaucoup plus grande qu’une indivision.
Dans l’affaire TABOURDEAU (Cass. com., 20 mai 2008 n° 07-18.397), la Cour de cassation relève que :
- Sa double qualité d’usufruitier et de gérant lui donnait des pouvoirs renforcés lui permettant de vaincre l’éventuel refus du nu-propriétaire d’assumer ses obligations légales.
- La création de la SCI permettait aux parents donateurs de conserver un véritable pouvoir de décision sur la gestion du bien transmis.
Dans l’affaire LAMARQUE (Cass. com., 23 sept. 2008 n° 07-15210), la Cour de cassation reproche à la Cour d’appel de n’avoir pas recherché «?si la constitution de la SCI par apport de la seule nue-propriété des immeubles des époux X… suivie de la donation-partage des parts de cette société à leurs enfants n’avait pas pour but, d’une part, de partager équitablement leur patrimoine entre leurs descendants, en évitant toute indivision entre eux et les difficultés inhérentes à un partage en lots équivalents d’immeubles de nature et de valeur très diverses et, d’autre part, de se mettre à l’abri du besoin leur vie durant en conservant les revenus de ces immeubles?».
Dans l’affaire HENRIOT (Cass. com., 21 oct. 2008, n° 07-18.770). La Cour de cassation reproche à la Cour d’appel de n’avoir pas si la constitution de quatre holdings, pour chacune des quatre branches familiales, n’était pas de nature à stabiliser le groupe familial et améliorer son fonctionnement en rendant plus difficile le départ des associés, et en maintenant un chiffre constant d’actionnaires et de porteurs de parts de chacune des deux sociétés.
Dans l’affaire BENNETEAU (Cass. com., 4 nov. 2008, n° 07-19.870), la cour d’appel avait constaté que l’opération a permis à la donatrice de transmettre directement une partie de son patrimoine à ses petits-enfants tout en garantissant un revenu aux deux premières générations par le démembrement, et de substituer aux règles contraignantes d’une indivision, peu propice à la gestion d’ensemble d’un patrimoine constitué de plusieurs immeubles à destination locative, une gestion plus souple?; qu’il relève que les usufruitiers, gérants, et pour l’un d’eux, associé majoritaire, conservent, y compris la donatrice, la maîtrise de gestion sur l’entière propriété, et que la gestion complète du patrimoine par la société, dans laquelle les successibles ultimes sont associés, ce qui leur permet de participer à la définition des choix essentiels, est plus apte à en garantir la pérennité.
Cette analyse n’est pas à notre sens transposable à l’abus de droit pour but principalement fiscal. Pour l’essentiel, ce que ces arrêts révèlent, c’est l’intérêt d’une interposition de société.
Mais le risque est grand que l’administration fiscale appréhende la question de la manière suivante.
Pourquoi le redevable préfère-t-il se réserver l’usufruit du bien plutôt de se réserver l’usufruit des titres après apport de la pleine propriété ?
Si la réserve d’usufruit sur le bien apporte plus de droits que la réserve sur les titres, l’abus de droit est écarté (par exemple perception mensuelle des loyers, alors qu’en droit des sociétés, il faudrait passer par un système d’acompte sur les dividendes pour bénéficier de cette régularité).
Mais par exemple, si l’apport a pour objet la nue-propriété d’un portefeuille de valeurs mobilières, le choix du disposant a pour effet de restreindre ses droits, puisque la jurisprudence Baylet sera applicable.
Pour rappel, ( C. Cass 12/11/1998) : « Si l’usufruitier d’un portefeuille de valeurs mobilières, lesquelles ne sont pas consomptibles par le premier usage, est autorisé à gérer cette universalité en cédant des titres dans la mesure où ils sont remplacés, il n’en a pas moins la charge d’en conserver la substance et de le rendre (…) ».
Le démembrement portant sur le portefeuille apprécié dans sa globalité, et non sur chaque titre pris isolément, la Cour de cassation autorise l’usufruitier à céder seul tout ou partie des titres figurant sur ce portefeuille.
Mais cette gestion n’est pas sans contraintes puisque l’usufruitier est tenu de remplacer les titres cédés, de conserver la substance du portefeuille et, enfin, de le rendre à l’extinction de son droit.
- Obligation de Remplacement des titres cédés
Cette obligation interdit à l’usufruitier d’appréhender à titre personnel ne serait-ce qu’une fraction du produit de la cession d’actifs figurant dans le portefeuille. Le capital, de même que la plus-value, doivent impérativement être réinvestis dans le portefeuille en vue de l’acquisition de nouveaux actifs (mais pas forcément immédiatement).
Conséquences pratiques
En termes de gestion : l’usufruitier sera enclin à privilégier des actifs de rendement s’il souhaite financer tout ou partie de ses compléments de revenus au moyen d’actifs financiers démembrés. Ce qui peut être contraire à l’intérêt des nus-propriétaires qui, eux, privilégient la capitalisation des revenus et/ou la valorisation du portefeuille.
Pour réduire cet antagonisme, est-il possible de qualifier de fruits ce qui est un produit ?
- Obligation de conserver la substance
Que veut dire « conserver la substance » ? La substance du portefeuille n’est pas la substance des titres. Donc elle renvoie plutôt à son équilibre général, à son allocation.
La jurisprudence semble prendre en compte la Valeur du portefeuille comme élément d’appréciation de la substance, ou au moins d’appréciation de la gestion de l’usufruitier,
Conséquences : la validité de chaque opération de gestion pourrait alors varier au gré des circonstances d’espèces sous l’empire desquelles elle aura été réalisée.
Que décider par exemple en cas d’arbitrage d’une action vers une obligation : la nature des droits et des risques diffère sensiblement et ces derniers sont plus ou moins élevés en fonction de l’environnement macro-économique au sein duquel l’arbitrage est réalisé ; ou encore en cas arbitrage d’une action « large cap » (grande capitalisation) vers une action « small cap » (petite capitalisation) : à nouveau, la nature et le niveau de risque inhérents à chacun de ces titres sont très différents ; etc..
Il y a donc un risque d’une gestion conservatrice pour éviter les remises en cause : l’usufruitier peut être tenté de conserver inchangée la structure originelle du portefeuille. Ceci d’autant plus que pour ces raisons les établissements bancaires en cas de démembrement exige en fait l’accord du nu-propriétaire pour accepter un mandat de gestion.
Ce risque est d’autant plus important que l’usufruitier doit rendre compte de sa gestion au nu-propriétaire
Il me semble que dans ce cas, le risque d’abus de droit est grand.
Par Michel Leroy – Février 2019
Sources
Mots clefs
Abus de droit – Procédure fiscale – But principalement fiscal